Par l’Agence Mickaël Spinnhirny
Ismaël Mouaraki signe Le sacre de Lila, nouvelle œuvre pour sa compagnie Destins Croisés. S’inspirant des cérémonies de Lila, célébrations mystiques et musicales traditionnelles de son Maroc d’origine, il explore la transe et la spiritualité avec 10 danseurs masculins, 6 Québécois et 4 Marocains. À l’approche de la première, nous nous sommes entretenus avec le chorégraphe.
Quel était le point de départ de la création Le sacre de Lila ?
J’ai voulu parler de mes origines marocaines, que je n'avais jamais retranscrites, mises en pratique sur scène. Parler de mon Maroc à moi.
Pendant le processus, comment ton idée de départ a-t-elle évolué ?
Quand on parle d’une autre culture et qu’on veut la présenter au Québec ou au Monde, on peut vite tomber dans les clichés. Ce que je voulais faire ressortir, c’est la culture du corps, de la danse et de la musique au Maroc, et la valeur spirituelle qu’il y a derrière tout ça, et la cérémonie de Lila précisément. Donc cette notion de liberté, de bien-être à travers le corps, le rythme, la danse, c’est sur ça que mon projet a évolué. Ma méthode s’est précisée, et aussi mon approche à inviter des collaborateurs, des artistes, des danseurs du Maroc à faire partie de mon projet. Puisqu’on se connaît et qu’on a les mêmes repères culturels, c’était facile, c’était même libérateur pour moi, ça m’a fait du bien.
Peux-tu me parler des collaborateurs et de la nature des collaborations pour ce projet?
Les premiers collaborateurs, c’est les danseurs. Mon objectif, c’était de partager mon approche du corps à travers ma culture du Maroc avec les danseurs du Québec, parce que ce sont les premiers qui ont amorcé le projet. L’objectif d’origine était qu’on ait déjà rencontré les Marocains, mais avec la Covid, ça a changé les choses et finalement, c’était moi la référence de base pour les danseurs québécois. J’ai accompagné les danseurs pour leur faire approcher comment on peut avoir une valeur spirituelle dans sa danse - sans avoir une croyance -, une valeur spirituelle dans le sens d’une sorte de bien-être, de comment se laisser vibrer par son mouvement, par l’espace, par le moment présent et par la musique. Ces éléments-là étaient des nouveaux repères pour certains, et j’ai vu une grande liberté dans le corps, qui s’est ouvert très rapidement. Ils ont absorbé ça très vite, et c'était une belle découverte pour eux et pour tout le monde dans le processus.
Parmi mes collaborateurs, je travaille avec Geneviève Boulet, qui est une danseuse de ma compagnie depuis plus de 15 ans et aussi répétitrice et conseillère artistique, et Annie Gagnon. Il fallait que je m’entoure de personnes de confiance, qui comprennent c'est quoi la valeur d’un échange culturel et surtout le mien, parce que quand on partage sa culture, on partage son intimité profonde et pour ça on doit se sentir bien, à l’aise et rassuré, et avec eux je suis allé les yeux fermés et c’était super, en fait. Et c’est intéressant parce qu’on n’était que des hommes en train de créer autour de cette thématique, et c’était nécessaire qu’il y ait des femmes pour ne pas qu'on reste entre nous, entre hommes, pour parler de ce sujet. Il fallait aussi un regard de femmes, et ça a fait du bien cette forme d’équilibre.
Au niveau de la scénographie, j'ai voulu retravailler avec Marilène Bastien, qui est ma scénographe et costumière depuis longtemps. Elle a aussi toutes ces qualités-là pour saisir le partage culturel. Je l’ai abreuvé de mon imaginaire, de mon enfance du Maroc, de la valeur des couleurs, des odeurs, et de comment on peut en faire une vision contemporaine, un visuel scénique. Marilène a été très à l’écoute de ça.
À la musique, c’est tout un défi pour Antoine Berthiaume, parce qu’on parle de musique particulière qui amène ses vibrations dans le corps. Il faut savoir les assimiler et les réinterpréter aussi, dans une signature musicale qui va dessiner la dramaturgie sonore, et qui doit aussi accompagner la vibration physique des danseurs.
Au niveau de la lumière, l’enjeu c’est de ne pas aller dans les clichés. Pas seulement le cliché folklore de la culture marocaine, mais aussi la vision occidentale de ce qu’est une cérémonie. On peut très vite tomber dans l’idée du temple, de ne pas faire de bruit dans une église… mais en fait, c’est l’inverse! C’est la fête, c’est l’appel à la vibration du corps, c’est social, c’est complice, on se parle, ça vit, ça bouge!
Dans la pièce, il y a ce moment où on installe le rituel, le processus pour bâtir le lieu, puis on se réapproprie le théâtre, puis on rentre dans la fête du corps.
Comment cette pièce s’inscrit-elle dans ton cheminement personnel ?
Ça fait 25 ans que je chorégraphie maintenant, et je n’ai jamais parlé de ma culture, pour différentes raisons. Notre époque contemporaine est inscrite dans des enjeux majeurs à travers la vision du monde arabe, de l’Arabe, du Maghreb, mais c’est quand même une culture très riche au niveau musical et artistique. Maintenant, je suis prêt à la partager, pour plusieurs raisons. Premièrement, je pense que le monde change et qu’il change dans le bon sens. Grâce à internet, il a une forme d’ouverture qui se crée, une curiosité. On est moins cloisonnés dans des frontières, on a accès numériquement à autre chose, et ça nous enrichit.
Et aussi, moi, en tant qu’homme, du haut de mes 45 ans, je suis prêt. À 45 ans, j’ai l’impression qu'on est passé à travers les embûches, les remises en question, les bons coups et autres, pour qu’on soit prêt à parler de sa culture, de ses cultures dans mon cas. Les cultures québécoise, canadienne, marocaine et française, je porte ça en moi. Il faut savoir comment le partager et je sens que je suis plus à l’aise maintenant, avec plus de vécu. J’en parle sagement, j’en parle positivement. C’est important pour moi.
Quelle trace aimerais-tu que Le sacre de Lila laisse sur son passage?
Pour mon public, le public québécois, c’est important de montrer qu’on peut aborder des cultures différentes sans passer par l’aspect dénonciation ou victimisation. Au contraire! On peut juste s’asseoir et sentir des vibrations extraordinaires d’un mélange de cultures, parce qu’on ramène des Québécois et des Marocains sur scène et ensemble, ils partagent cette forme de vibration libératrice. Ça ne fait pas une carte postale d’un pays, mais ça redéfinit une nouvelle identité du public québécois (je dis ça dans toute sa diversité ) et ce que ça représente de positif d’alimenter notre culture, notre art. Par le bonheur de bouger.
Et puis en tant que chorégraphe, la trace que je veux laisser… Quand on est chorégraphe, on présente des œuvres, on s’expose et on nous définit (le public, la communauté de la danse), sur quel type de chorégraphe tu es. Et moi, comment je me définis, c’est que je peux autant chorégraphier du cirque, du hip-hop, du ballet, je peux mélanger tout ça, je peux parler de sujets très importants, je peux partager une culture, ma culture. Je me sens comme une espèce de canal, comme un carrefour, et à chaque fois je choisis la route qui me plait et on ne m'attend jamais. C’est toujours inattendu. Pour moi, ça représente qu’il n’y a rien de figé dans le temps, et il n’y a personne de figé dans le temps, et ça, c’est important pour moi. C’est ça le mouvement, c’est ça la danse, ça bouge! Ça évolue, ça change, ça surprend, donc c’est la trace que je veux laisser de moi quand je fais une œuvre. C’est toujours risqué, mais il faut prendre le risque, et on mûrit avec ça.
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